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4.2.05- Lendemain d'une veillée joyeuse.

 

 

 

                                            

 

 

Mélancolie des lendemains de fête. Elle a inspiré les poètes, autant que la désolation des adieux sur les quais de gare. Car la même poésie douce-amère nimbe les départs et les retours à cette vie que l'on trouvait si désespérément quotidienne et qui le paraît encore davantage après l'évasion sédentaire des jours fériés. Des réjouissances qui se sont achevées hier soir, que reste-t-il ? Rien que des vestiges : un sapin aux guirlandes fripées, de dérisoires bouts de serpentins, une odeur "sui generis" à base de cendre refroidie de cigares et d'alcools éventés, un bataillon de verres pas tout à fait vides et l'irrépressible écœurement que suscite un mélange trop copieux de foie gras, de dindes, de vins, de marrons glacés et de whisky. Tandis que je profitais, hier, de mon dernier après-midi sans classe pour m'abandonner à ma paresse, calculer les dépenses de ce défunt réveillon ou signer d'ultimes cartes de vœux; maman nettoyait cendriers, assiettes et s'apitoyait sur son salon transformé en champ de bataille. Un début d'indigestion aidant, nous nous sommes mis à méditer, chacun à part soi, sur la vanité des choses humaines, sur l'incertitude de l'avenir. Eh oui ! Que peuvent, après tout, les lumières, les musiques, les mets et leur fatigue, les vins et leur griserie; que peut le rire des amis, le baiser sous le gui, le tango ou le twist; que peut même la flottante lassitude des aubes blêmes contre cette vérité qui finit par s'imposer au moins réfléchi des réveillonneurs : toute cette frénésie, toute cette véhémence nocturne était vaine. Elles n'ont conjuré aucun péril, éclairci aucun secret de notre futur : le mystère et la précarité de notre proche destin demeurent entiers. C'est pourquoi, mes parents, que l'éreintement consécutif à la nuit blanche rendait fébriles, se sont mis à frissonner. Que nous réserve 1961 se sont-ils demandé "in petto"? Mon père, sarcastique à décrété qu'il n'y avait rien de bon à attendre de ce monde absurde où l'on voit des hommes se tuer au Congo et en Algérie sous l'égide de la paix. Quelques heures plus tôt, un chapeau de carnaval sur la tête, nous étions hilares. Le verre à la main, nous célébrions la fraternité universelle et étions prêts à ouvrir nos cœurs à tous ceux qui se seraient présentés chez nous. A présent, de noires pensées assiègent notre atrabilaire. L'humanité ? Elle ne vaut pas tripette. La Vie ? Un long désert d'ennui. Ce qui nous pend au nez ? Une feuille d'impôts en hausse et des menaces ! Et dire que l'on s'était bien promis d'être toujours souriant et de se maintenir en forme. Nous songeons à cette année toute neuve. Si seulement au cours des mois à venir, mon père pouvait être un peu moins grognon ! Si le patron de son seigneur et maître avait la bonne idée de l'augmenter ! Comme la vie serait belle ! Tout à coup, j'émerge victorieusement de mon désespoir. Je viens de feuilleter mon nouvel agenda. Je m'interpelle, ça va être une année formidable quand on s'aperçoit que pas mal de jour férié vont nous octroyer des beaux "ponts"! Ah! Je me sens mieux.

 

                                             F.J-L Rédigé le 10 janvier 1961

 

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