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4.2.09-  La Meuse.

 

 

 

                                            

 

 O Meuse libre et douce, à la grâce de femme,

C'est en moi que tu coules entre des rochers gris.

Meuse du Bois-Chenu, Meuse de Dampremy,

Meuse de Sclayn et de Marche-les-Dames !

Au travers de mes mots, je dessine ta courbe,

Précise, mais tremblant comme un beau corps aimé;

Et trace autour de toi ce grand pays de sources,

De chênes et de pins, de fermes et de blés.

J'indique sur tes bords la douceur des villages:

Anseremme, Annevoie, Lustin, Dave, Wépion.

Je fais glisser sur eux la course des nuages,

Et je leur tresse un nid de neige ou de moisson.

Je jette sur ton cours le songe de tes îles.

Bruissant de roseaux, d'herbes et de peupliers,

Et je te donne, avec les arbres de tes villes,

Le bruit des poules d'eau dans les rouges osiers.

Je te donne à jamais ces maisons, ces châteaux,

Ces automnes bruissant dans le creux des ravines,

Ces horizons coupés de bois et de collines,

Et je te donne un ciel où tournent des oiseaux ...

Je te donne un pays murmurant de rivières,

La pluie qui tombe à verse ou glisse fil à fil,

La fuite des chevreuils dans les branches d'avril,

Et les soleils qui vont se poser sur les pierres.

Meuse des grands bateaux et des lentes péniches,

Meuse aux cris de hulotte, au vol noir de choucas;

Meuse qui voit passer l'éclair fauve des biches

Sur les myosotis qui bleuissent tes bois.

Meuse comme une phrase aux syllabes chanteuses,

C'est en moi que je sens la fraîcheur de tes eaux !

Ô ma Meuse endormeuse, ô ma Meuse rêveuse,

Ô Meuse, ma blessure; ô Meuse, mon repos !  

                           F.J-L Rédigé le 15 avril 1962

 

 

 

 

  J 'aimais la cloche là; j'aimais sa voix qui chante

Et s'épand sur la Meuse emplissant la vallée

Comme un flot de prière et de vaillance lente,

S'élançant pesamment jusqu'à vous étalée:

J'aimais la cloche là; j'aimais sa voix puissante.

J'aimais l'église là; d'un seul geste elle porte

Sa prière de pierre ascendante et solide,

Prière de bâtisse et de vaillance forte,

S'appuyant ici-bas pour monter plus solide:

J'aimais le geste au ciel de l'église de pierre.

Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

Qui demeure aux prés, où tu coules tout bas.

Meuse, adieu: j'ai déjà commencé ma partance

En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux:

Je ferai la bataille et passerai les fleuves;

Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,

Je m'en vais commencer là-bas les tâches neuves.

Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,

Tu couleras toujours, passante accoutumée,

Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse.

Ô Meuse inépuisable et que j'avais aimée.

Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée;

Où tu coulais hier, tu couleras demain.

Tu ne sauras jamais la bergère en allée,

Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main

Des canaux dans la terre, à jamais écroulés.

La bergère s'en va, délaissant les moutons,

Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.

Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,

Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.

Meuse qui ne sait rien de la souffrance humaine,

Ô Meuse inaltérable et douce à toute enfance,

Ô toi qui ne sais pas l'émoi de la partance,

Toi qui passe toujours et qui ne pars jamais,

Ô toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

Ô Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais.

Quand reviendrais-je ici filer encore la laine ?

Quand verrais-je tes flots qui passent par chez nous ?

Quand nous reverrons-nous ? Et nous reverrons-nous ?

Ô Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j'aime.

Ô maison de mon père où j'ai filé la laine,

Où, les longs soirs d'hivers, assise au coin du feu,

J'écoutais les chansons de la vieille Lorraine,

Le temps est arrivé que je vous dise adieu.

Tous les soirs, passagère en des maisons nouvelles,

J'entendrai des chansons que je ne saurai pas;

Tous les soirs, au sortir des batailles nouvelles,

J'irai dans des maisons que je ne saurai pas.

Maison de pierre forte où bientôt ceux que j'aime,

Ayant su ma partance, et mon mensonge aussi,

Vont désespérément, éplorés de moi-même,

Autour du foyer mort prier à deux genoux,

Autour du foyer mort et trop vite élargi.

Quand pourrai-je le soir filer encore la laine ?

Assise au coin du feu pour les vieilles chansons;

Quand pourrai-je dormir après avoir prié ?

Dans la maison fidèle et calme à la prière.

Quand nous reverrons-nous ? Et nous reverrons-nous ?

Ô Maison de mon père, ô ma maison que j'aime.

 

Charles Péguy, Jeanne d'Arc, 1897.

 

 

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